EMMANUEL MACRON ET LE COUTEAU DE LICHTENBERG 4/4 LE PROCÈS POLITIQUE DE LA SOLIDARITÉ

suite et fin

•    21 août 2017 par Eric Fassin

 « Ça fait vingt ans qu’on nous dit d’aller voter, faire barrage au Front national et aux idées d’extrême droite. Mais ces idées d’extrême droite elles sont là, elles sont appliquées par la justice ! » Le 8 août, jour de son jugement, Cédric Herrou dénonce la responsabilité de nos gouvernants : « C’est une politique d’extrême-droite, j’interpelle M. Macron, il faut qu’il se positionne là-dessus. »

Le président de la République ne semble pas avoir entendu l’appel de Cédric Herrou.

En revanche, le ministre de l’Intérieur s’est exprimé clairement. Fin juillet, il envoie une lettre à Éric Ciotti, qui est présentée le 11 août dans Nice-Matin. « Dans 98% des cas, les demandeurs ne se sont pas présentés au Guichet unique de demande d’asile, ce qui constitue un signe manifeste de détournement de la procédure d’asile ». Les militants seraient donc des passeurs.

Cependant, le reproche ne s’arrête pas là. Gérard Collomb évoque « un afflux exceptionnel de migrants, guidés par différents collectifs de la vallée de la Roya animés par la volonté d’occuper l’espace public et médiatique ». Fin 2016, quand Cédric Herrou était élu « Azuréen de l’année » par les lecteurs de Nice-Matin, Éric Ciotti protestait déjà : « Non, M. Herrou ne peut pas être l’Azuréen de l’année ! » Selon le député, c’est juste qu’il a réussi à « ouvrir une page Facebook » et à « manipuler la joute médiatique à sensations » (sic). L’enjeu, on l’a vu, c’est bien la publicité de l’action militante, qui rend visible la politique de l’État, plus encore que cette action elle-même.


Interpellé en août 2016, Cédric Herrou échappait aux poursuites judiciaires : il bénéficiait encore de « l’immunité humanitaire ». Mais lors de son premier procès, à Nice en janvier 2017, « il lui est surtout reproché par le procureur », note alors Mediapart,« d’avoir revendiqué son action dans les médias ». Selon ce magistrat, « nous sommes deux à avoir saisi le tribunal : lui, par sa volonté de communication dans un changement de stratégie, et moi car quand on me dit “je viole la loi, je sais que je viole la loi et je le fais quand même”, je suis là pour défendre la loi ». Entretemps, le 5 octobre, l’agriculteur était en vedette dans le New York Times. Le titre de l’article évoquait un « chemin de fer clandestin », en référence aux abolitionnistes qui, aux États-Unis, ont joué le rôle de « passeurs » pour les esclaves avant la Guerre de Sécession.


Illégale ou pas, la légitimité de l’action de Cédric Herrou ne rend-elle pas illégitime l’action des pouvoirs publics face aux migrants ? C’est donc sa notoriété internationale nouvelle qui relance l’action policière et judiciaire, comme en écho à l’indignation d’Éric Ciotti relayée par Gérard Collomb. De même qu’en Italie, contre les ONG qui sauvent des migrants en Méditerranée (voir la troisième partie de ce billet), serait-ce en vertu de quelque « harmonie préétablie » que les décisions de la justice indépendante s’accordent si bien avec la logique politique de l’exécutif ?

Double discours

 
On a beaucoup glosé, et à juste titre, sur le « double discours » qu’ont fait entendre sur l’immigration le président de la République et son ministre de l’Intérieur. Le 22 juin, le Défenseur des droits dénonçait une fois de plus l’action des pouvoirs publics à Calais : « Compte tenu du caractère exceptionnellement grave de la situation, il a souligné auprès du gouvernement la responsabilité qui lui incombe de faire cesser les situations où des personnes se trouvent dans un dénuement tel qu’il caractérise un traitement inhumain ou dégradant. »


En particulier, Jacques Toubon demandait « instamment » l’accès à l’eau et la distribution de nourriture. Le même jour, lors du Conseil des ministres, Emmanuel Macron « en a appelé à la plus grande humanité » dans la gestion des migrants. Pourtant, lorsque le Tribunal administratif de Lille a ordonné le 26 juin « la création de points d’eau et de sanitaires », et « l’obligation de laisser les associations continuer à distribuer des repas », le ministre de l’Intérieur (voir la première partie de ce billet) a décidé de faire appel.
 

D’ailleurs, lors de sa visite à Calais le 23 juin, oubliant l’appel du Président, la veille, Gérard Collomb ne parle que « migrants “enkystés”, “abcès de fixation”, “problèmes de l’asile” qu’il faudrait “traiter”… ». Bref, il tient un discours (d’ailleurs salué par Génération identitaire) qu’on peut résumer par « la fermeté sans l’humanité ». S’il évoque celle-ci, c’est pour féliciter les forces de l’ordre qui font preuve de « beaucoup d’humanité ». L’association Human Rights Watch dénonce pourtant leur usage quotidien de gaz poivre dont elles aspergent la nourriture et l’eau, mais aussi le couchage et même le visage des migrants, y compris mineurs ; et l’on va jusqu’à confisquer leurs couvertures, comme le montre une enquête de L’Auberge des migrants et Help Refugees présentée par Bondy Blog, deux fois par semaine en moyenne.
 

Le même jour, Emmanuel Macron, aux côtés d’Angela Merkel à Bruxelles, s’enflamme : « Nous devons accueillir des réfugiés, car c’est notre tradition et notre honneur. » Libération pouvait donc s’interroger : « un véritable différend politique ou, au contraire, le résultat d’une communication assumée, avec une claire répartition des rôles (au ministère de l’Intérieur la fermeté, au Président l’humanité) ? » N’importe : c’est bien, « en même temps », selon la formule chère à Emmanuel Macron, une chose et son contraire.

L’hommage de Macron à Merkel

 
Ce 23 juin, confronté à un tel double discours, un militant engagé de longue date à Calais veut encore croire à « une mauvaise compréhension » : « je suppose qu’Emmanuel Macron va reprendre les choses en main et dire réveillons-nous ». Jadis, on en appelait au roi contre la politique de ses ministres. Aujourd’hui, comment interpréter pareille volonté d’espérer contre toute espérance ? C’est que, pendant la campagne présidentielle, ce candidat s’était démarqué de la plupart de ses rivaux français, et du sens commun des dirigeants européens, en saluant la politique allemande d’ouverture aux réfugiés syriens.


Juste après un attentat à Berlin, Emmanuel Macron avait débuté l’année 2017 par une tribune dans Le Monde : à la différence des autres dirigeants européens, y compris en France, « la chancelière Merkel et la société allemande dans son ensemble ont été à la hauteur de nos valeurs communes ; elles ont sauvé notre dignité collective en accueillant des réfugiés en détresse, en les logeant, en les formant. En refusant de reconstruire des murs dans une Europe qui en a trop souffert, en évitant les amalgames face aux événements les plus cruels, comme les sinistres violences contre les femmes perpétrées l’an dernier à Cologne. »


Ce soutien appuyé intervenait alors que la dirigeante allemande était attaquée de toutes parts, dans son pays et son propre parti, pour son choix courageux : « en ouvrant ses frontières aux migrants, la chancelière aurait exposé l’Europe aux pires dangers, et, aujourd’hui, sa propre capitale. Rien n’est plus faux que cette abjecte simplification. » Et d’évoquer l’actualité : « Les attentats de Paris, de Nice ou de Berlin seraient‑ils liés au laxisme migratoire ? Ont-ils été le fait de seuls étrangers, de migrants récemment installés ? »


L’ancien ministre de l’économie répondait également, en différé, aux critiques formulées par Manuel Valls le 13 février 2016. Le Premier ministre français profitait d’une visite à Munich pour ironiser, après Cologne : « Il y a quelques mois, les médias français demandaient : “où est la Merkel française?’’ ou voulaient donner le prix Nobel à la chancelière. Aujourd’hui, je constate les résultats... » En matière d’asile, le futur candidat à la primaire socialiste en profitait pour afficher sa « fermeté » : « l’Europe ne peut accueillir davantage de réfugiés. » En revanche, sans craindre de prendre le sens commun médiatico-politique à rebrousse-poil, le candidat d’En Marche ! le répétait sans cesse : l’accueil est un « devoir ».

« Bons » réfugiés et « mauvais » migrants économiques

 
Aux côtés d’Angela Merkel, Emmanuel Macron déclare avec emphase – et la phrase vaut d’être citée une seconde fois : « Nous devons accueillir des réfugiés, car c’est notre tradition et notre honneur. » Encore faut-il écouter aussi la phrase suivante : « Les réfugiés ne sont pas n’importe quels migrants, ce ne sont pas des migrants économiques, ce sont des femmes et des hommes qui fuient leur pays pour leur liberté ».


On sait bien que « la distinction entre “bons” réfugiés et “mauvais” migrants n’est pas tenable ». Début septembre 2015, au moment où les Syriens fuyaient en masse leur pays en guerre, elle venait tout juste d’être réactivée, dans une lettre commune, par François Hollande et Angela Merkel. Ce partage rhétorique allait permettre à l’Allemagne d’ébranler la logique de « l’Europe forteresse » pour s’ouvrir aux premiers (et pas aux seconds), sans obliger la France à rien changer, puisqu’elle allait continuer de se fermer aux uns comme aux autres.


Le problème, c’est qu’Emmanuel Macron ne se contente pas de reprendre à son compte cette distinction. Il entreprend de la justifier politiquement lors de son premier grand discours sur l’immigration, le 27 juillet 2017 à Orléans. Les médias en ont surtout retenu une phrase : « Je ne veux plus d’ici la fin de l’année avoir des hommes et des femmes dans les rues, dans les bois. Je veux partout des hébergements d’urgence. » Il s’agit clairement d’une de ces promesses qui n’engagent, selon une formule célèbre, « que ceux qui les écoutent » : on l’a vu, l’État ne refuse-t-il pas un tel hébergement à Calais, et, sur ce même sujet, le président n’a-t-il pas évité de répondre au maire de Grande-Synthe ?


Mais il y a plus. « J’entends comme vous chaque jour à peu près tout et son contraire ; les uns avec des discours généreux », déclare le président, « qui pensent que, avec des chiffres, des bons sentiments, on fait un pays. Et les autres, durs, qui ne veulent plus accueillir personne, qui parfois construisent des murs, d’autres fois conduisent à des actes d’une violence inadmissible sur notre territoire. » C’est renvoyer dos-à-dos, à l’instar de ses prédécesseurs Nicolas Sarkozy et François Hollande, l’angélisme supposé de la gauche et la xénophobie avérée de l’extrême droite.


Le juste milieu entre les premiers et les seconds semble passer, une fois encore, par la distinction entre réfugiés et migrants économiques : « l’ensemble de ce qu’on appelle affreusement les migrants aujourd’hui » (et l’on peut se demander comment ses auditeurs, à peine naturalisés, entendent cet adverbe), « ce ne sont pas tous des femmes et des hommes qui demandent l’asile, et qui viennent d’un pays où leur vie est menacée, il y en a beaucoup, et de plus en plus, qui viennent de pays sûrs » ; cependant, la phrase se termine sur un autre ton contre ceux-ci, « qui suivent les routes de migrations économiques, qui nourrissent les passeurs, le grand banditisme, parfois le terrorisme, et là, nous devons être rigoureux, et parfois intraitables. »


À rebours des discours gouvernementaux depuis Nicolas Sarkozy, les migrants ne sont même plus présentés comme les victimes des « passeurs » : à l’inverse, ceux-là « nourrissent » ceux-ci, en même temps que le « grand banditisme ». Pire : un lien est affirmé entre « migration » et « terrorisme ». Mais, sur ces deux points, quel sens conserve alors la distinction entre « réfugiés » et « migrants économiques » ? Au président, il faudrait répéter la question que posait le candidat le 1er janvier dans Le Monde : « Les attentats de Paris, de Nice ou de Berlin seraient‑ils liés au laxisme migratoire ? », ainsi que la réponse qu’il lui apportait, contre toutes les tentations xénophobes : « Rien n’est plus faux que cette abjecte simplification. »

Aux frontières de l’extrême droite

 
À propos du traitement des migrants en Méditerranée, le sociologue italien Salvatore Palidda proteste fortement contre les euphémisations : « arrêtons d’édulcorer les faits : ce que l’Europe est en train de faire contre les êtres humains qui cherchent à y arriver est fascisme et racisme. » Criera-t-on à l’exagération ? En France, après le 27 juillet, quelle différence subsiste-t-il encore, en matière d’immigration, entre le discours du Front national et celui du Président de la République ?


Sur l’immigration économique, on vient de le voir, c’est le même amalgame naguère dénoncé par Emmanuel Macron lui-même. Restent alors, pour éviter la confusion, les belles paroles sur l’asile : le « devoir », la « dignité » et « l’honneur », la « tradition » et les « valeurs ». Mais qu’en est-il des pratiques ? De la Méditerranée à Calais, en passant par la vallée de la Roya et la porte de la Chapelle, sans oublier la Turquie et bientôt peut-être à nouveau la Libye, soit dans l’ensemble du dispositif des politiques migratoires (voir la deuxième partie de ce billet), que reste-t-il vraiment du droit d’asile ?


On comprend mieux pourquoi la chasse aux migrants se prolonge aujourd’hui par une chasse aux militants : c’est que la solidarité politique nous fait voir, au-delà des discours, la réalité des pratiques qui les contredisent. Au fond, Gérard Collomb est sans doute la vérité d’Emmanuel Macron, sans l’aménité. Grâce à des militants dont Cédric Herrou est l’emblème, on découvre que la politique migratoire du régime actuel, c’est un peu comme le fameux couteau de Lichtenberg. Ce qui la distingue de celle préconisée par le Front national, c’est l’opposition traditionnelle, dans l’ordre du discours, entre « réfugiés » et « migrants économiques » ; ce qui la rapproche, en pratique, c’est un même traitement des uns et des autres. Le macronisme migratoire, en fait de réponse à l’extrême droite, c’est un couteau sans lame auquel ne manque que le manche.
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